Par Stéphane Juffa
En marge du sommet du G20 à Hambourg,
le 7 juillet dernier, les présidents russe et américain se sont entendus de
manière surprenante pour imposer un cessez-le-feu dans le sud-ouest de la
Syrie, aux confins des frontières séparant ce pays de la Jordanie et d’Israël.
Trois choses étonnent les observateurs
à propos de cet évènement : premièrement, la facilité apparente avec
laquelle Vladimir Poutine et Donald Trump se sont mis d’accord. Deuxièmement,
les concessions significatives accordées aux Russes par le président américain,
mais également aux Iraniens et au Hezbollah. Troisièmement, enfin, le fait que
la décision U.S n’ait pas été coordonnée avec Israël, qui est à la fois
concernée par les termes de ce cessez-le-feu et qui est censée être l’allié de
prédilection de l’Administration Trump dans la région.
Le Premier ministre israélien,
Binyamin Netanyahu, n’a pas pris de gants ni perdu de temps pour commenter
l’accord entre Poutine et Trump. Lors de sa visite à Paris pour les
commémorations de la rafle du Vel d’Hiv, Netanyahu a confié à Macron qu’Israël
était totalement opposée à ce plan de cessez-le-feu.
La raison de cette opposition réside
en ce – le plan dans ses détails n’a pas été rendu public - qu’il ne fait nulle
part mention des belligérants de la Guerre Civile Syrienne que sont l’Iran et
le Hezbollah, qui sont les alliés de Moscou et du régime de Bashar al Assad.
Or à Jérusalem l’on craint que Poutine
ne facilite l’établissement de bases aériennes et navales de Téhéran à
proximité d’Israël, ainsi que terrestres, pour les deux protagonistes, dans la
partie syrienne du Golan. Des intentions, qu’on ne tente pas même de dissimuler
au pays des ayatollahs.
Jusqu’à maintenant, Israël faisait le
ménage elle-même afin de contrer les objectifs de ses ennemis, frappant leurs
concentrations sur le plateau dès qu’elles se mettaient à prendre forme.
Mais la nouveauté, c’est le cessez le
feu, qui vient modifier les règles du jeu. Si, jusqu’à présent, Jérusalem et Moscou
s’étaient entendus pour qu’Israël n’intervienne pas au nord de Damas, Moscou, pas au sud de la
capitale syrienne, et pour que Tsahal exerce partout son droit d’empêcher les
livraisons d’armes iraniennes au Hezbollah libanais, le statu quo va peut-être changer.
Les craintes des Hébreux sont liées au
déploiement de "policiers" russes aux abords de sa frontière du
Golan. Nos fixeurs syriens nous ont déjà avertis qu’un premier contingent de
ces observateurs particuliers était arrivé dans la province de Deraa, la ville martyre,
à 30km d’Israël et 6 de la Jordanie.
Ils viennent s’assurer, en principe,
que le régime d’Assad va cesser de lancer impunément des missiles et des barils
explosifs sur les populations de cette zone. La dernière fois qu’une trêve
avait été conclue par les Russes, il y a quelques semaines, elle n’avait pas
été respectée par l’Armée alaouite. Cette fois-ci, en dépêchant des
observateurs au sol, Poutine escompte avec raison que le dictateur-oculiste ne
prendra pas le risque de tuer les hommes de son protecteur, de peur qu’il
l’abandonne.
Ce déploiement va sans doute sauver
les vies des quelques dizaines de combattants et de civils sunnites, mais ce ne
sera pas son seul effet. D’abord, parce qu’il n’est nulle part question de
l’envoi de personnels américains dans le Golan (ou ailleurs en Syrie, hormis dans
la région de Raqqa-Deïr Ez-Zor, au nord-est de ce pays) afin de co-présider à
la mise en œuvre du cessez-le-feu. Ce qui peut laisser perplexe lorsque l’on
connaît le peu de cas fait par Poutine pour les questions humanitaires,
particulièrement après avoir massacré des dizaines de milliers de civils
syriens sunnites avec ses chasseurs-bombardiers, sans le moindre état d’âme.
Poutine, ne perdons pas le temps de
nos lecteurs, n’a en tête que ses intérêts stratégiques et politiques, et
l’instauration d’un cessez-le-feu ne doit être considérée que comme un moyen
non-violent d’avancer vers ses objectifs.
Lors, en s’installant à Deraa, près de
la frontière jordanienne, il se positionne du même coup sur l’Autoroute numéro
5, qui conduit de la frontière jordanienne à Damas, que les Arabes sunnites et
les Israéliens comptaient exploiter pour préparer une offensive majeure de
leurs alliés rebelles, les Fursan al Joulan [les chevaliers du Golan],
équipés, outre par Israël, par les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, ainsi que
les combattants druzes de la province de Suwayda et la majorité des unités de
l’Armée Syrienne Libre.
Les préparatifs sont en effet en
cours, le long de la frontière jordanienne, pour former une petite armée bien
dotée et bien commandée, dont le but est de s’emparer des zones qui leur
échappent dans le Golan afin de les libérer de la dictature alaouite, ainsi que
d’éloigner les soldats chiites iraniens et leurs coreligionnaires libanais du
Hezbollah, à la fois d’Israël, de Jordanie et des Etats arabes [voir nos
analyses précédentes].
Avec des policiers russes à 10km de la
zone d’entraînement, et disposés entre les rebelles et l’Armée régulière, cela
devient mission périlleuse sinon impossible.
Durant ces dernières semaines,
Jérusalem, ayant eu connaissance du plan de cessez-le-feu en gestation, a eu
d’intenses échanges avec des officiels américains, notamment Brett McGurk,
l’envoyé spécial de l’Amérique pour la bataille contre l’Etat Islamique, et Michael
Ratney, l’envoyé spécial pour la Syrie. Durant les jours qui ont précédé
l’annonce de l’accord, Binyamin Netanyahu a haussé le niveau de l’effort
diplomatique en téléphonant plusieurs fois à Vladimir Poutine et au Secrétaire
d’Etat Rex Tillerson.
Au centre de toutes ces initiatives,
l’instante prière de ne pas admettre de présence iranienne, hezbollanie, ainsi
que des milices chiites affiliées dans le voisinage de l’Etat hébreu et des
pays arabes. De ne pas permettre à l’Iran de renforcer sa présence en Syrie, et
de ne pas laisser se déployer un contingent russe au sol, dans une zone
d’importance stratégique majeure.
Poutine et Tillerson ont assuré le
Premier ministre israélien que l’accord tiendrait compte de ses préoccupations
relatives à l’Iran et au Hezbollah. Mais dans les faits – le gouvernement
israélien a reçu une copie du plan de cessez-le-feu – ces préoccupations ont
été totalement ignorées, et le plan génère une nouvelle réalité néfaste au sud
de la Syrie.
Donald Trump n’étant étrangement pas
joignable pour discuter de ce problème, les Israéliens s’en sont ouverts aux
Russes. Ils ont reçu une réponse non satisfaisante de la part de Sergey Lavrov,
leur ministre des Affaires Etrangères – qui n’est pas connu pour être un ami de
l’Etat hébreu -, qui a assuré Jérusalem que son pays ne laisserait pas les
Iraniens et le Hezbollah s’approcher à moins de 20 miles [32km] de la frontière
israélienne.
D’abord, cette distance n’est pas
suffisante : d’un point de vue strictement tactique, il en faudrait au
moins le double. Ensuite, ce n’était pas la requête formulée
par Israël : cette dernière exigeait que toute présence iranienne soit
bannie de l’ensemble du territoire syrien pour que Téhéran ne devienne pas le
grand bénéficiaire de la Guerre Civile et de la solution censée y mettre un
terme.
Qui plus est, à Métula, nous avons de
bonnes raisons de douter à la fois de la capacité et surtout de la volonté de
Poutine d’écarter ses alliés chiites de notre frontière. Ses
"policiers" ont certes été vus dans la région
stratégique de Deraa, mais pas dans celle de Kouneitra, à un jet de pierre
d’Israël, qui figure pourtant dans la sphère de désescalade décidée par Poutine
et Trump.
Pour en avoir le cœur net – rien ne
vaut une constatation visuelle – nous nous sommes rendus à deux reprises, cette
semaine, sur le toit de la position Booster, la plus avancée des bases
israéliennes dans le Golan. Nous avons vivement appelé "Yvan !
Yvan !", mais aucun Russe ne nous a répondu, ce, bien que le
cessez-le-feu soit officiellement entré en vigueur dimanche dernier. Or nous
savons qu’il y a des soldats iraniens et des miliciens Hezbollani à al Baath, à
2km exactement de Booster. Nous le savons car nous avons, ces dernières
semaines, été témoins de l’anéantissement par Tsahal de chars, de nids de
mitrailleuses, de batteries d’artillerie et d’entrepôts de munitions des
chiites à al Baath.
Vu de Booster : au premier plan, avec le château d’eau, el
Hmidaiah, localité rebelle,
juste derrière, al Baath, aux mains d’Assad et de ses supplétifs
chiites
Photo Yoshua Ohanna ©
Metula News Agency
Cette semaine, les combats se sont
poursuivis sans relâche entre les rebelles, d’une part, et les forces
gouvernementales et leurs alliés, de l’autre. C’est à peine si les tirs
d’artillerie avaient un brin diminué.
Désormais sous
"cessez-le-feu", les Russes, avec le soutien du "président le
plus pro-israélien dans l’histoire des Etats-Unis d’Amérique", entendent
nous empêcher de nous défendre. Et le monde sait pertinemment que cette
frontière est celle de la civilisation face à la barbarie – s’il y avait de la
place à Booster, je vous emmènerais tous et vous le constateriez sans peine -,
qu’en empêchant l’Iran d’avancer, nous protégeons les Etats arabes, ce qui
reste du Liban, et l’Europe. Mais de cela, personne ne parle, parce qu’ils ne
comprennent pas ou feignent de ne pas comprendre, ce qui est largement plus
confortable.
Le plan de Poutine consiste à partager
la Syrie en trois zones d’influence : la leur, l’iranienne, et la turque.
Ce faisant, ils auront réussi l’impossible pari de maintenir leur allié Bashar
al Assad au pouvoir, celui qui est responsable de la mort de 700 000 de ses
compatriotes, de 4 millions de blessés et de plus de 7 millions d’exilés, en
plus d’avoir réduit un pays à l’état de ruines.
D’autre part, ce plan va marginaliser
la rébellion, continuer de l’écraser, et la museler, lorsqu’il s’agira de
négocier la partition de la Syrie, ce qui est évidemment inévitable.
Normalement, après la prise de Raqqa,
qui devrait survenir dans quelques semaines, on devrait assister à la plus
grosse empoignade de la Guerre Civile, entre les Occidentaux et leurs alliés
Kurdes, d’une part, et les Russes, et leurs alliés alaouites, iraniens et
chiites libanais, de l’autre. Les deux camps sont censés
se déchirer pour les restes de l’Etat Islamique, précisément à Deïr Ez Zor, à
120km au sud-est de Raqqa, et dans sa province, qui jouxte l’Irak.
En cas de victoire des Kurdes, la
progression de l’Iran vers l’Ouest sera stoppée. Dans le cas contraire, la
guerre se déplacera aux confins d’Israël, de la Jordanie et de l’Arabie
Saoudite. Il s’agit d’une bataille qui fera des dizaines de milliers de
victimes, mais qui est inévitable d’un strict point de vue stratégique. Et on a
vu des cessez-le-feu faire encore plus de victimes que des guerres.
Reste que, suite à l’étrange accord
Poutine-Trump, on ne sait plus très bien ce qui va se passer. Le 7 juillet
dernier, à Hambourg, les dés étaient pipés. Le nouveau président a accepté un
deal dans lequel il n’a fait que des concessions, et c’est incompréhensible. Au
lieu de parler du retrait de Poutine de Syrie, de Crimée, d’Ukraine et de
Géorgie, le tzarévitch a obtenu tout ce qu’il voulait. C’est à croire qu’il
fait chanter le milliardaire devenu président ; beaucoup de mes collègues
l’affirment, moi, je me contente de le mentionner comme une hypothèse, parce
que mon analyse m’y oblige, parce que les conditions du cessez-le-feu sont
illogiques, parce que l’Iran est l’ennemi juré des USA et que Trump n’a cessé
de le proclamer.
Si les Forces Démocratiques Syriennes
s’arrêtent à Raqqa et laissent les gouvernementaux et l’Aviation russe dévorer
Deïr Ez Zor sans intervenir, ce sera la preuve que Trump n’est pas libre de ses
décisions. Car laisser tomber le grand Ouest syrien dans l’escarcelle des
ayatollahs, qui contrôlent déjà la gouvernance irakienne, représenterait une
erreur stratégique qu’aucun chef du monde civilisé ne concéderait s’il était
libre. On se demande déjà pourquoi, suite à la rencontre avec Poutine, Donald
Trump a décidé de cesser de soutenir tous les groupes rebelles qui combattent
Assad, à l’exception des Kurdes. Ce faisant, Trump fait aussi le jeu des Russes
et les aide à sauver la peau du tyran-oculiste.
Reste Israël, qui ne peut pas, en vue
de ses intérêts sécuritaires fondamentaux, permettre aux Iraniens de
s’installer à demeure en Syrie, même si cela ne plaira pas à M. Lavrov. C’est
le Major Général de réserve Yaakov Amidror qui le lui a fait publiquement
savoir cette semaine ainsi qu’aux Américains. Amidror, qui est un ancien
conseiller à la Sécurité Nationale, actuellement sans fonction officielle, mais
très proche de l’establishment de la Défense et du Premier ministre, a déclaré
qu’Israël doit empêcher l’Iran de construire des bases en Syrie à n’importe
quel prix.
Amidror, qui s’exprimait face aux
correspondants de la presse étrangère a précisé : "Les conséquences
de voir l’Iran construire des bases en Syrie sont que cela créerait des rampes
de lancement pour le Hezbollah et les Iraniens. Et Israël doit
l’empêcher quel qu’en soit le prix à payer.
Si cela n’était pas pris en compte par
ceux qui passent ces arrangements – les Américains, les Russes et
d’autres", a complété le général, "cela forcerait Tsahal à intervenir
et à détruire chaque tentative de construire une infrastructure en Syrie".
Puis, menaçant : "Nous ne
laisserons pas les Iraniens et le Hezbollah être les forces qui sortiront
victorieuses de cette longue et ravageuse guerre en Syrie, et qui se focaliseraient
ensuite contre Israël".
Un journaliste a demandé à Yaakov
Amidror si Israël bénéficierait de la liberté de mouvement nécessaire pour agir
en Syrie de cette manière. "Je ne vois pas qui l’arrêterait. Je veux
dire", a répondu le général, "que si c’est dans l’intérêt d’Israël,
nous devrons nous efforcer d’agir pour être sûrs que nos intérêts soient
protégés".
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